2014-02-17

Crise de la presse: ce que révèle le cas Libération

Depuis plus d'une décennie la presse papier est mise sous pression comme jamais auparavant: désaffection des annonceurs publicitaires, structure de coûts souvent jugée trop monolithique, multiplication de contenus de qualité gratuits sur Internet et, en fin de compte, une réelle difficulté à pérenniser les entreprises de presse.
Or, ces entreprises ont ceci de particulier qu'elles sont des vecteurs essentiels au bon fonctionnement de l'espace partagé de tous, que ce soit sur le terrain politique où elles fluidifient le débat démocratique, sur la culture qu'elles rendent visible et accessible ou sur l'économie qu'elles décodent dans toute son incroyable complexité.
Bien des choses ont été dites et écrites sur les mutations des médias et la viabilité de la presse en particulier, mise à mal dit-on par les "nouvelles" technologies de l'information et de la communication. Mais les professionnels du secteur ont-ils le bon angle de vue? Pour qui est intéressé par les défis de la transition vers le numérique non seulement au niveau du coeur de métier, mais aussi au niveau des entreprises et de leur gestion, la presse "papier" offre un cas d'école qui mérite d'être examiné avec une certaine attention.

Le cas de Libération

Cas emblématique de la crise d'une presse pourtant sous perfusion à coup de subsides publics, ces derniers jours en France la situation du journal Libération, qui peine à traverser les turbulences suscitées par toute transition fondamentale. La situation est assez bien expliquée dans cette émission d'Europe 1, qui montre:
  • d'une part, le face-à-face entre actionnaires à la recherche d'une viabilité économique et journalistes désireux de rester fidèles à l'idée qu'ils se font de leur métier, et
  • d'autre part le côté limité, un peu répétitif et tout à fait résigné de l'analyse sur la difficulté de "trouver un nouveau modèle économique".



Après la fameuse "une" sous forme de coup de gueule d'une rédaction réfractaire au changement pourtant inéluctable, répondant à un actionnariat dont on peut se demander s'il a jamais eu une boussole et un plan adapté aux médias, voici quelques réflexions intéressantes lors d'une récente émission sur Canal+, dont l'animateur, Ali Baddou, introduit bien le sujet en posant la question "de quoi cette crise est-elle le symptôme?", car il s'agit bien d'un symptôme:


Dans cette émission, Baddou cite Nicolas Demorand, le patron démissionnaire de Libé, qui affirme que "la rédaction papier ne produit en moyenne que 0,1 article par semaine et par journaliste pour le site", ce qui peut sembler incroyable, mais qui correspond bien à la réalité du sous-investissement de l'espace interactif par les journalistes de la "presse quotidienne"; à titre d'exemple, il n'est que de voir combien le lectorat d'un journal de référence comme Le Soir, peut se plaindre de trouver sur son site trop de contenus sans valeur ajoutée particulière comme par exemple des dépêches de l'AFP ou des articles sans fond ou à contenu anecdotique (censés apporter du trafic). Mais comment le reprocher à un titre qui n'avait et n'a peut-être toujours pas pas de ressources qualifiées allouées à une hypothétique rédaction numérique? Comment ne pas comprendre alors même que la corporation des journalistes refusait le changement de la cadence d'un cycle de 24h/48h avec les bouclages de semaine et les bouclages du weekend vers un flux tendu avec des mises à jour permanentes et la production du "journal du jour" une fois par jour sous forme papier avec des rendez-vous fixes intermédiaires pour d'autres vecteurs de diffusion (newsletters, pluri-versions numériques quotidiennes du journal, blogs, séquences audiovisuelles quotidiennes...)
La une-coup de gueule du weekend des 8-9 février 2014
Certaines des interventions des deux invités méritent d'être notées car elles semblent être le produit de pas mal d'expérience métier, d'une bonne analyse de certaines dynamiques propres au numérique et de beaucoup d'expérimentation personnelle avec les nouvelles formes médiatiques:
  • Quatremer fait bien le contraste entre une organisation qui fait du journal papier le format prioritaire qui cadence tout le reste avec le web "en bout de chaîne" et une organisation qui met l'interactif comme tête de pont et garde le papier, format inerte et figé par excellence, comme un format plus posé et destiné à diffuser des contenus plus mûrs, plus construits, plus pensés;
  • Hufnagel décrit le journaliste travaillant à Libération comme quelqu'un qui a voulu s'y trouver pour faire du grand reportage papier et qui ne conçoit pas qu'Internet puisse être un espace idéal pour cela;
  • Quatremer fait un commentaire sur la difficulté réelle qu'il y a pour des investisseurs et pour des managers qui ne sont pas du métier d'avoir la sensibilité média nécessaire pour comprendre la nature profonde d'un journal qui est un espace où des professionnels singuliers, experts et non-interchangeables collaborent à la réalisation d'une pièce unique et éphémère, le journal quotidien. Du coup, il est proprement inconcevable d'appliquer des techniques de gestion qui tendent un peu trop souvent à voir les employés d'une entreprise comme des "pions" interchangeables et délocalisables;
  • Quatremer, versant un peu dans l'hyperbole, se dit être un réseau social parce qu'il a 56 000 followers sur Twitter, qu'il publie des tweets "tous les jours, même en vacances, même la nuit" et qu'il est en échange permanent avec son audience;
  • Hufnagel rappelle bien que Libé était très présent sur le Minitel et qu'il a connu des années où les bénéfices du journal provenaient du Minitel alors que l'activité traditionnelle peinait à être à l'équilibre.
Or, ce que révèle le cas Libération, comme d'autres avant lui notamment aux Etats-Unis, c'est une série de facteurs que nous allons analyser dans les jours qui viennent:
  1. une compréhension profondément erronée d'Internet et une incompétence technologique absolument effarante
  2. une analyse stratégique fausse de A à Z, puisqu'elle se fonde sur une hypothèse de choc frontal et de jeu à somme nulle
  3. une crise narrative profonde qui paralyse les femmes et les hommes qui travaillent et décident dans ces entreprises, les soumettant à la seule loi des feuilles Excel et des objectifs définis par des comptables